Maroc – Lisez un chapitre du livre Onder Mannen (non édit en français)

Chapitre 12. Un réfugié politique, version améliorée et espagnole

Un quai de gare. Un train à l’arrivée, en descend une mémé quasi hors d’âge en tenue de plage . Seul un paréo dissimule quelque peu des formes aussi flétries que volumineuses. « Georges » dit-elle impatiamment « grouiile-toi, il peut partir d’un moment à l’autre ». Surgit sur le marche-pied un minus traînant plus qu’il ne porte une valise plombée. L’homoncule se fait presque dégommer par la déferlante Famille Eléphant. Eux, sont des compatriotes de George et son épouse, probablement émules de Rabelais plutôt que de Racine.
Ils sont six, tous porteurs d’un short blanc, ’emballage minimum pour leurs nobles attributs, et exposent à ravir au chaud soleil espagnol de grands lots de viande palpitante. Seule l’aïeule a jugé plus sage de laisser le nombril couvert, le reste de la famille – trois gosses et deux femmes de trente ans, pierçées de partout  – sont clairement d’avis que les vacances impliquent un certain degré d’exhibitionnisme, quelque soit l’indice de masse corporelle.
George encore, lui, évite de justesse la crème glacée égarée par l’enfant le plus jeune, mais pas pour autant le moins costaud du lot. Le cornet s’écrase contre les portes automatiques, laissant une fine trace rosâtre sur les parois du train.
‘Mince, Andy, fais gaffe quand même’. La voix de maman Éléphant casse, elle pose ses bagages par terre et flanque une châtaigne au cadet.
Bienvenue à Torremolinos, le coeur de béton de la fiesta espagnole. Le jour, le panorama se remplit des hordes de touristes allemands, hollandais et britanniques haletants, candidats au mélanome, achalandés par des commerces interchangeables qui vendent des lunettes de soleil à cinq euros et des chaussures modernes à prix donnés, ampoules incluses.
La nuit, c’est le Roi San Miguel qui y règne, ses grands prêtres accourus de toute l’Europe, sont ces dj quasi infatigables grands initiés aux rites de la musique house.

Il est quelque peu surréaliste que le cri de détresse de Nanou me mène précisément à ce décor fellinien nappé de glace molle. Tout a commencé par un message d’à peine trois lignes, caché parmi les nombreuses réactions virulentes publiées sur le site web emarrakech.info en 2004 à propos de l’article ‘Homosexualité au Maroc’.
« Bonjour », écrivit-il, « je suis un des 43 homosexuels arrêtés pendant une simple fête d’anniversaire à Tétouan. Je suis étudiant de dernière année à l’université, mais je me suis exilé à cause de mon homosexualité. Si vous voulez m’appuyer, s’il vous plaît écrivez-moi à l’adresse suivante. C’est un scandale pour une société civilisée et pour moi c’est une souffrance gigantesque. »
Le beau gosse de 25 ans qui m’attend en gare de Torremolinos, en l’an 2007 n’a plus rien d’un persécuté politique. Des lunettes PRADA rehaussent son t-shirt ajusté et son bermuda jaune citron. Nanou éteind son MP3 et tient à porter mes bagages. La première chose qu’il me demande, c’est si je parle l’espagnol. Lui par contre l’a appris en moins de six mois et prétend même en avoir oublié le français qui a été sa langue d’enseignement pendant toute sa jeunesse. Rien de mal à ça au contraire, mais ce qu’il veut inconsciemment révéler, c’est que d’avoir voulu durant les trois années de son séjour espagnol se réinventer dans la langue de Cervantes.
Cette nouvelle identité se manifeste tant par les chaînes de télévision numérique qu’il regarde et la musique latino qu’il écoute que par les repas qu’il me prépare dans son confortable studio. Le cadeau souvenir que je trouve sur ma valise le jour de mon départ en dit long aussi. Il m’offre une poupée flamenco tellement kitsch après le énième repas de patatas bravas et autres tapas maison.
Mais plus encore que son pseudo chauvinisme parfois tragi-comique, c’est le rejet de son ancienne identité qu’exprime sa nouvelle ibérité. Il fréquente le moins possible les Nord-Africains.
Du coiffeur homosexuel d’Oujda que nous rencontrons le lendemain dans une discothèque, il raconte que cet un homme croit en ses propres mensonges. Il a quarante ans et au Maroc sa femme et sa fille l’attendent. Il leur rend visite environ quatre fois l’an, et leur ramène autant de cadeaux que d’histoires sur les conditions de vie si difficiles dans un pays raciste comme l’Espagne, question de contrer tant bien que mal leur désir, pour le moins latent, d’émigrer. « Imaginez-vous qu’elles arrivent ici pour découvrir qu’il traîne toutes les nuits dans une boîte, en espérant draguer l’un ou l’autre mec», plaisante Nanou.
Auparavant, il m’avait déjà parlé de ce ravissant garçon de Casablanca, qui habite avec le propriétaire espagnol de cinq bars et discothèques gays. « Chaque centime qu’on y dépense – et Dieu sait qu’on en dépense d’habitude beaucoup – peut être considéré comme de l’aide au développement du Maroc. Le petit sait remarquablement bien comment plumer l’Espagnol. Au bled, il a déjà une maison à la côte, finance la formation de tous ses frères et soeurs et passe son temps à faire du shopping, à chatter sur internet et à regarder du porno gay à la maison. Mais apparemment le micheton n’y voit aucun problème et déclare à tout qui veut l’entendre que ce garçon de Casa est l’amour de sa vie. Dégoutant, n’est-ce pas? »

« La plupart des Marocains », dit-il, « rêvent d’une vie de ce côté du Détroit de Gibraltar. Moi, ce n’était pas à ça que j’aspirais. En plus, avant, j’avais beaucoup d’argent, je disposais d’un appartement spacieux à Tanger, je ne portais que des vêtements de marque, j’organisais de formidables fêtes et je prenais l’avion pour les grands déplacements. Une fois, j’ai même loué un ryad à Marrakech pour un week-end entre amis. C’étaient des années folles, somptueuses. Jusqu’à ce qu’une mauvaise fête au mauvais endroit ait balayé tout cela. Vous savez, je ne connaissais même pas celui qui fêtait son anniversaire. »
Tout à coup, Nanou se lève et se met à farfouiller sous l’évier, il murmure qu’il va faire du nettoyage et se retranche dans sa chambre avec deux balais et un seau pendant une bonne demi-heure. « Ne me comprenez pas mal, » dit-il quand il réapparaît, « ce ne sera pas sans fierté que j’accéderai à la nationalité espagnole l’année prochaine, environ au moment où j’espère obtenir mon diplôme de postgradué. »
« J’y pensais récemment », ricane-t-il, « quand j’ai eu maille à partir avec une personne entre vingt et trente ans à la station d’autobus. L’homme me fixait déjà depuis une demi-heure, alors je lui ai demandé en espagnol s’il y avait quelque chose qui n’allait pas? Il me répond en darija qu’un sale zamel comme moi ferait mieux de baisser le ton. Ah bon, lui dis-je, voulez-vous donc que je vous emmène au bureau de police et que je dépose plainte contre vous? Ce sera plutôt vous qui resterez avec les policiers, et pas moi. L’homme, perplexe, s’en est allé tout de suite. »
Nanou rit triomphalement et ajoute que les policiers espagnols sont d’ailleurs des hommes assez raisonnables, sans comparaison avec leurs collègues de l’autre côté du détroit. Les souvenirs de Tétouan s’imposent un instant et lui assombrissent le visage. « Ma mère l’a toujours dit », se reprend-il rapidement, « depuis tout-petit, elle m’a répété qu’il faut se méfier des Marocains. Et elle le sait, en tant que Tunisienne entre-temps divorçée de mon père qui travaille actuellement à Casa. »
Nanou ne comprendra jamais pourquoi elle a quitté Tunis. La ville où il était tellement heureux jusqu’à ses dix ans, et où, des années plus tard, il tomba amoureux pour la première et seule fois dans sa jeune vie, restera gravée dans sa mémoire comme une oasis d’ouverture, de distraction et de modernité. « Je me rends bien compte à quel point le régime tunisien est répressif, et je ne prétends nullement minimiser son impact, mais en même temps, c’est un état séculier. Vous savez, si je devais choisir entre une nation où un impitoyable leader aux allures de big brother tient le bâton et une nation où l’on observe une certaine démocratisation, mais où Dieu est Le Juge Suprême qui voit toujours tout, j’aurais vite fait mon choix. Au moins, le tyran, lui, un jour il meurt.
« Je me rappelle le choc vécu lors de mon arrivée à l’école à Rabat, peu après le déménagement de notre famille au Maroc. Le professeur nous obligeait à prier trois fois par jour en classe et ne prononçait pas une phrase sans mentionner l’Islam et le Droit Chemin. » C’était comme si le vol de Tunis Air était une sorte de machine à remonter le temps, qui avait ramené Nanou et sa famille de manière inopinée au Moyen Âge.
La capitale marocaine ne plut guère à sa mère, et dès que l’infirmière eut trouvé un emploi à l’hôpital de Tanger, le déménagement suivant fut vite réglé. « Peut-être que cela a quelque chose à voir avec la mer, qui m’a toujours fasciné, mais Tanger était la première ville du Maroc où j’ai commencé à me sentir peu à peu chez moi. On s’y moquait moins de mon accent étranger et j’y ai finalement rencontré pas mal de gars vraiment sympas, avec qui je faisais de longues promenades chaque week-end. »
Mais, une fois de plus, la famille n’était pas venue pour rester. L’adolescence de Nanou prenait toujours plus l’allure d’un roadmovie. Après trois ans à Rabat et deux ans à Tanger, sa mère rompt avec son père. Elle exige le divorçe et déménage de nouveau, et à tout jamais, à Tunis emmenant ses enfants avec elle. « Elle a joué malin en convainquant mon père avec l’argument d’un enseignement tunisien bien meilleur qu’au Maroc. Et voilà que de nouveau je me retrouvai à Tunis, où je tombai immédiatement éperdument amoureux d’un de mes condisciples. »
Nanou estime que Majid est le seul homme qu’il a jamais vraiment aimé. Officiellement, son ami devait l’aider dans ses révisions en vue du Bac. Cela lui fournissait un prétexte pour passer des jours entiers dans la chambre de Nanou. Plutôt dans le lit, bien entendu, que derrière le bureau. « Nous savions que nous n’avions pas de futur et quelques fois nous nous en préoccupions. Mais la plupart du temps nous nous noyions simplement dans nos corps et notre présence. En effet, que signifie ‘plus tard’, quand on n’a que seize ans? Mais tandis que les mois passaient, la peur d’être découvert commençait à nous envahir. Imagine-toi que ta maman s’octroie une demi-journée de congé imprévu, m’avertissait Majid de plus en plus souvent, ou que l’une de tes soeurs rentre de la fac plus tôt que d’habitude ? Le bonheur sincère, quasi enfantin que nous avions vécu dans ses premiers mois, avait peu à peu cédé la place à une tension inquiétante et accablante. Nous avions le sentiment d’être enfermés dans un monde secret, monde qui serait inévitablement brisé en mille morceaux et probablement bien plus tôt qu’on ne le pensait.”
Nanou décide de retourner à Tanger après son Bac. Majid a raté l’épreuve, son père lui a payé une formation de menuisier aluminium. « A un certain moment j’ai cru que la société était plus forte que l’amour, et que notre seule option était de s’oublier l’un l’autre. C’est pourquoi je suis parti. Aujourd’hui je trouve cela une mauvaise décision et je vous jure que je le ferais venir ici si je pouvais ; l’année prochaine peut être, quand j’aurai obtenu la nationalité espagnole”.
Nanou soupire, il dit qu’en fait il ne sait pas encore. Il y a des jours où il se voit marié avec Majid, des jours où il s’imagine ce qu’ils pourraient faire ensemble à Barcelone. S’il est vraiment aussi habile qu’il le prétend, il pourrait aussi bien gagner son pain ici plutôt qu’à Tunis? Mais, à d’autres moments il pense à la copine allemande de Majid et aux nombreuses conversations téléphoniques désagréables qu’il a eu avec lui à ce sujet.
A chaque fois un affreux sentiment s’empare de lui. Il soupçonne son amour de voir en lui uniquement un visa pour l’Occident. C’est une pensée insupportable que d’habitude il rejette tout de suite. Mais le doute est un sentiment tenace, auquel peu d’arguments résistent. Il hausse les épaules et se dirige de nouveau vers l’évier. « C’est un chapitre clos, le passé ne revient jamais, n’est-ce pas? »
Un instant, sa bouche prend des traits tristes, mais tout de suite ce maître de l’art de l’évasion change de cap. Il commence à parler de la paella et de l’ami espagnol qui lui a appris à la préparer, aussi sa version de ce plat serait selon lui parmi les meilleures au monde. Echapper à Majid, d’abord à l’impossibilité de leur amour et ensuite à la crainte de sa trahison, voilà en quelque sorte le leitmotiv de la jeune vie de Nanou. Aujourd’hui il se distrait avec des dissertations peu novatrices sur la gastronomie espagnole et des nuits entières dans les discothèques de Torremolinos ; jadis il s’échappait à Tanger, qu’il transformait en une version mini et marocaine de la movida, sans être gêné par la supervision parentale.
De fait c’est ce qui s’était passé après un petit détour de trois mois quand même, trois mois très désagréables passés dans l’internat de l’école de formation en gestion du tourisme à laquelle Nanou s’était inscrit. Avec les fils et filles de familles riches qui, eux, étant entrés à l’institut en faisant appel à leurs relatons, n’avaient pas de problèmes. Ils étaient eux-mêmes trop occupés à faire la fête pour s’inquiéter de son comportement éventuellement blâmable.
Ce qui l’inquiétait surtout, c’étaient les regards des boursiers, paysans des lointains villages de montagne et enfants de ces bidonvilles où se répand si facilement l’islamisme. Il savait qu’ils savaient, ils le traitaient sans le moindre respect et Nanou avait peur qu’ils ne lui fassent du mal dès qu’ils en auraient l’occasion.
Il n’en parlait pas avec sa mère. Au téléphone, il racontait qu’il maigrissait à vue d’oeil, que la nourriture n’était pas bouffable et qu’ils devaient se coucher à neuf heures, comme dans un camp pénitentiaire. Nanou la convainquit qu’il ne pouvait étudier avec application que dans un petit studio à lui et sut persuader sa sœur, qui entre-temps travaillait au Golf, de lui verser l’équivalent de 300 euros par mois, en plus des 150 euros qui tombaient déjà de Tunis.
Ainsi Nanou découvrit le Tanger tant vanté par des écrivains comme l’Américain Paul Bowles il y a un bon demi-siècle. Le professeur italien Vincenzo Patanè écrit dans ‘Gay Life and Culture: a world history’ que les Américains ‘se battaient pendant les premières décennies du vingtième siècle pour faire la cour aux garçons locaux accompagné du bruit de l’argent qui changeait de propriétaire.’ Nanou découvrit que peu de choses avaient changé depuis.
Peu après s’être installé dans son petit studio, il rencontra pas mal d’hommes européens, avec peu de temps, beaucoup d’argent et surtout des sentiments profonds pour un beau jeune homme comme lui. Le premier était un journaliste-radio français qui lui achetait des vêtements chers et lui offrait des voyages, mais dont l’objectif final consistait à dominer son jeune amant à tout jamais. Cela a commencé par l’interdiction de se rendre en discothèque ou de voir de vieux amis et ça s’est terminé après avoir été enfermé dans une chambre pendant vingt-quatre heures.
Nanou garde de meilleurs souvenirs de James, un Britannique installé à Gibraltar qui investissait l’argent de riches retraités britanniques. « J’étais son premier petit-ami, il était marié et père de deux enfants. Il avait une sorte de fascination étrange pour moi, il semblait qu’il ne pouvait rien me refuser. Il venait environ trois, maximum quatre fois par mois à Tanger. Il m’apportait des cadeaux chers et me donnait de l’argent pour que je puisse mieux me concentrer sur mes études. D’abord 600 euro par mois, après 2000 et parfois même plus. Et en fait, il ne demandait rien en échange, on ne dormait même pas ensemble. »
Environ deux semaines avant l’examen de fin d’études, deux condisciples homosexuels de Nanou l’invitent à une fête d’anniversaire dans la proche ville de Tétouan, question de changer d’air. Nanou se rappelle encore des vêtements qu’il avait achetés pour l’occasion, « ils coûtaient l’équivalent de 200 euros. » Après, dit-il, il ne les a plus jamais portés.
C’était l’anniversaire de l’ami d’un ami. Celui-ci avait invité quarante à cinquante personnes dans une salle exclusive sur la Place Alfadane, en face du palais royal de Tétouan.
Les invités étaient arrivés vers trois heures de l’après-midi. Ils avaient reçu des boissons et sur toutes les tables se trouvaient de délicieux zakouski qu’ils n’ont pas touchés. « Il devait être vers six heures et demi du soir. Nous étions en train de parler et d’écouter le groupe de musiciens que l’organisateur de la soirée avait engagé, quand quelqu’un cria ‘police secrète’. La porte s’ouvrit violemment et des dizaines de policiers entrèrent en trombe dans une grande démonstration de force. Devant l’entrée se trouvaient quatre camionettes vides, prêtes pour le transport vers le bureau de police. Quand nous sommes sortis, on s’est fait huer. ‘Sales pédés’, disaient les gens, ‘infidèles à Dieu’.
Nanou devient nerveux, il arpente sa chambre et finit par sortir une bouteille de Coca Zero du réfrigérateur pour s’installer ensuite derrière son ordinateur. Il me montre le site web de l’organisation des Droits de l’Homme qui a relaté l’arrestation. Si vous voulez, vous pouvez le lire vous-même et après on peut aller faire une petite promenade, essaie-t-il. Il faut encore faire des courses.
Je lis qu’après l’arrivée au bureau de police, les 43 prévenus furent soumis à un controle d’identité serré. Au début, ajoute Nanou, la plupart étaient convaincus qu’il s’agissait d’une erreur. Et c’est vrai qu’ils n’avaient commis aucun acte punissable dans l’établissement. Un garçon plaisantait même. Il passerait bien un temps derrière les barreaux, puisqu’il aurait alors la chance de dormir à côté de tous ces beaux détenus. Un autre disait qu’il ne pouvait absolument pas rester et qu’ils ne pouvaient certes pas le toucher car il était marié et son épouse était particulièrement autoritaire et coléreuse.
Un policier lui imposa rudement le silence. L’ambiance tomba complètement quand ils durent enlever leurs montres et leurs chaussures et qu’ils reçurent chacun un sac en plastique transparent dans lequel on mit leurs effets personnels. A la question du plaisantin de savoir combien de temps ils allaient devoir rester, ils ne reçurent pas de réponse.
Un long silence étouffant tomba. Les jeunes hommes furent interrogés un par un. Ceux qui, comme Nanou, avouèrent tout de suite leur homosexualité ne furent pas battus. Seuls les soi-disant menteurs furent forcés à dire la vérité sous les coups. Ensuite ils furent soumis à un test sida. De l’intimidation pure et dure, estime Nanou et il doute en avoir jamais le résultat Il hausse les épaules.
Ce qui persiste le plus dans sa mémoire après ces trois jours et nuits sans sommeil, au pain et à l’eau derrière les barreaux, c’est le sentiment d’angoisse et de panique qui l’a envahi. C’était comme s’il se retrouvait dans un mauvais rêve. Plus jamais rien ne serait pareil. Toute sa vie était brisée. Pendant combien de temps seraient-ils détenus, de quoi étaient-ils accusés, et pire encore, que dirait sa mère si elle savait que son fils unique était en prison? Ces questions hantaient son esprit et lui nouaient l’estomac en plus d’un fort mal de tête.
Il se sentait complètement épuisé et pensait à Tanger, à son studio et à son ancienne vie. Tout cela semblait se trouver sur une autre planète, inaccessible. Il songeait aussi au voyage en autobus, aux 57 kilomètres parcourus en toute naïvité et à la joyeuse atmosphère dans laquelle les deux amis étaient immergés. Ils avaient fait des projets de vacances, ils s’étaient taquinés et ils avaient raconté des blagues. Ne se doutant de rien, ils étaient en route vers l’abattoir, tels des agneaux. Tout semblait tellement loin.
Après 48 heures, les prévenus purent s’en aller un par un. Ils n’étaient pas officiellement mis en accusation, le commissaire dit que le suivi du dossier pouvait durer encore plusieurs semaines ou plusieurs mois. Nanou se rappelle comment il monta à bord du bus, comme un zombi. Il ne pensait plus qu’à une seule chose: fermer la porte de son studio derrière lui, être en sécurité chez lui à la maison, même si ce n’était que pour un bref moment.
Le même jour encore, le téléphone sonna. Nanou n’a jamais su comment cet inconnu avait obtenu son numéro de téléphone. Un homme lui demanda si c’était vrai qu’il était l’une des 43 personnes dont les journaux avaient parlé aujourd’hui. Il se présenta comme Anas Jazouli, l’homme qui avait organisé en 2002 le concours Miss Maroc, un évènement qui l’avait mis dans l’embarras au point que finalement, il s’était enfui à Paris où il avait créé une organisation qui luttait pour un Maroc séculier.
Jazouli demanda à Nanou s’il était prêt à parler avec un journaliste. Il est important, dit-il, que le monde sache ce qui vous est arrivé. Il poursuivit en disant que tout cela lui faisait penser à l’affaire du Queen Boat au Caire en 2001 et il espérait que ça ne finirait pas aussi mal dans leur cas. Les 52 du Caire, comme on avait fini par appeler les homosexuels détenus dans une discothèque sur le Nil en mai 2001, ont payé un prix bien élévé pour leur visite au Queen Boat. Après une campagne de diffamation de plusieurs mois dans les médias et après avoir souffert des mauvais traitements en prison, 21 d’entre eux avaient été condamnés à trois ans de prison. Le reste a finalement été libéré.
« Je lui suis toujours reconnaissant », dit Nanou, « il a su me convaincre de parler dans l’anonymat à plusieurs journalistes. Cette attention m’a protégé contre la colère de la directrice de mon école et m’a finalement mené en Espagne. »
L’arrestation à Tétouan était horrible, affirme Nanou, mais l’entretien avec la directrice, une semaine après, était en fait pire que l’arrestation. Il voit encore le bureau devant lui et il entend toujours ses mots mordants. A la question de savoir s’il était effectivement homosexuel, Nanou avait répondu affirmativement. La femme vociférait : « n’avait il pas honte, il était pourtant un musulman et vivait dans un pays arabe – Non, Madame », dit Nanou, « puisque je ne dérange personne ».
La réponse ne lui avait pas plu. Ecoute zamel, dit-elle, je ne veux pas de sidéens dans mon établissement, je ne veux pas que tu nous contamines. Va te prostituer ailleurs. Je vais tout faire pour te jeter de l’école. Et si j’étais à ta place, je ne participerais pas à l’examen. Je te donne déjà un zéro, donc casse-toi.
Nanou soupire et dit qu’il a parfois des cauchemars dans lesquels la directrice le retrouve en Espagne. Finalement, il a quand même participé à l’examen. Après la publication de plusieurs articles de presse en sa faveur, elle n’a apparemment pas osé le flanquer à la porte. Et voilà, il a malgré tout obtenu son diplôme, mais une chose était certaine: sa vie à Tanger était terminée.
Il est alors parti à Tunis et a retrouvé sa mère. L’organisation dont Jazouli avait promis qu’ils lui téléphoneraient, a tenu parole. Colegas, qui lutte pour les droits des holebis, entre autres en Afrique du Nord et en Turquie, réussit à inviter Nanou à Madrid. Il y participerait soi-disant à une conférence, une bonne excuse pour obtenir un visa.
Nanou dit qu’il a eu de la chance. Si Colegas s’est intéressé à lui c’est parce qu’il a d’abord parlé aux journalistes alors que les autres invités à la fête n’en avaient ni l’envie ni courage, et çà il peut le comprendre ! Peut être parce qu’ils avaient moins de chance que lui.
La plupart d’entre eux vivaient avec leurs parents, parents qui avaient été mis au courant ‘du problème’ de leur enfant par une visite de la police qu’ils n’oublieraient jamais. Certains avaient menacé de les jeter à la rue, d’autres l’avaient effectivement fait. La mère d’un garçon avait parlé de suicide et la plupart avaient eux-même au moins une fois songé à mettre fin à leurs jours.
Nanou, lui, a su laisser sa famille dans l’ignorance ; jusqu’à présent ils ne savent rien. A sa mère il a dit qu’il allait chercher du travail en Espagne et elle était d’accord. Gagne bien ton argent, mon fils, a-t-elle dit, et réalise tes rêves.
Entre-temps elle lui a déjà rendu visite à Torremolinos. Pour accueillir sa mère, Nanou a dû en quelque sorte transformer son studio. Il a installé son bureau au milieu du living, avec de grandes piles de livre dessus. Ils sont sortis dîner, se sont promenés sur la plage et ont dégusté une glace à la nuit tombante. Et Nanou étudiait, il n’écoutait plus toute la journée la chaîne de musique latino et ne passait plus des heures en tchattant avec des homosexuels de Tunis. Il évitait pour un temps les vingt boîtes et bars gays.
Et quand maman est partie, il a poussé un grand soupir de soulagement. Il y a bien des choses qu’elle ne sait pas, l’infirmière tunisienne. Si elle découvrait que son enfant était marié à un homme, elle exigerait qu’il la raccompagne à la maison. A ses yeux, mieux vaut être illégal que vendre son honneur. « Ah, elle ne comprend pas, elle ne sait pas comment c’est de vivre sans papiers. Au début je trouvais cela très choquant aussi. Je me rappelle toujours que les amis de Colegas, qui m’ont logé pendant six mois dans une pièce de leur bureau de Madrid, m’ont répondu d’un regard explicite lorsque je leur ai demandé ce que je devais faire maintenant que mon visa de touriste était périmé. Ils m’ont dit que les possibilités étaient limitées et que le plus facile serait peut-être de me trouver un homme qui voudrait du mariage. Tu réussiras certainement, ajoutèrent-ils en riant. »
Avec le premier Espagnol qui tomba amoureux de lui, Nanou partit en voyage pendant quelques semaines. C’était en quelque sorte une répétition générale pour ce qui allait suivre. Ils sont entre autres allés à Torremolinos, où le jeune homme a rencontré un Marocain qui, plus tard, lui rendrait un grand service.
Avec cet homme, ça n’a rien donné, et avec le suivant non plus. Et c’est alors que Manuel est apparu sur scène, son sauveur. Nanou montre une photo d’un homme d’une bonne trentaine d’années, pas mal du tout. Je n’ai jamais dormi avec lui, dit-il sans cacher sa fierté, mais il est fou de moi”.
Nanou et Manuel se sont mariés quelques semaines après leur première rencontre. Au moins pour la forme. Et ensuite Nanou a expliqué à son mari qu’il ne pouvait absolument pas rester à Madrid. C’est une ville trop bruyante, trop poussiéreuse, trop chaude en été. Il a prétexté avoir besoin de la mer, ce qui rendrait sa nostalgie pour Tanger plus supportable.
Et l’Espagnol amoureux, que pouvait-il faire? Il était rivé à son travail à Madrid et Nanou le savait très bien. « Il me rend visite de temps en temps », dit-il, « pour un jour ou deux. »
Nanou s’est ensuite mis en contact avec le Marocain de Torremolinos. Il lui a demandé s’il pouvait loger un temps chez lui, en attendant de trouver un boulot et de pouvoir louer son propre appartement. Cet appartement. « Mon petit empire », comme Nanou l’appelle, « le seul endroit au monde où je ne dois me justifier devant personne et où je ne dois rien à personne. Seulement quelques mètres carrés de liberté totale, mais pour moi c’est largement suffisant. »