‘Ma valeur d’homme, ma valeur d’Arabe, ma valeur de musulman, je l’avais entre les jambes. Quant à mes sœurs, c’était l’honneur de la famille qu’elles portaient entre leurs jambes. La virilité pour les uns, l’honneur pour les autres. Nous avions chacun une tâche précise à accomplir, une limite à respecter, un engagement à remplir, une corvée à trimbaler toute notre vie comme une dette, une vertu, un privilège, une servitude, une corvée de honte et de fierté mélangées. (Abdelhak Serhane, dans le roman Messaouda, 1983)
A treize ans Malek, en pleurant, a raconté à sa maman qu’il aimait les garçons. Elle a répondu qu’elle savait qu’il était différent et qu’il devait lui promettre trois choses. ‘Utilise toujours un préservatif, mon garçon, ne couche jamais avec des gens que nous connaissons et fais attention à ce que les gens ne le sachent jamais. Tu seras toujours mon fils, cet amour tu ne pourras jamais le perdre. Celui des autres, lui, est moins garanti.
Tahi vient de faire une tentative de suicide. Au fond on entend sa mère qui pleure. Pourquoi avons-nous mérité tout ça, se lamente sa tante. Tahi ferme ses yeux mais elle ne veut pas le lâcher. Elle lui tire le bras et lui frotte le visage avec une serviette froide. ‘C’est pas compliqué’, hurle-t- elle, ‘dans notre famille on préfère un toxicomane, un alcoolique ou un dealer de drogues comme fils plutôt qu’un homosexuel’.
Ce soir-là Ahmed attendait Soufian à la maison, les yeux gonflés de rage. Il a tiré son petit frère par ses vêtements, l’a emmené à la salle de bain et l’a collé au mur. Quand Soufian a repris conscience, il a senti qu’il était bâillonné et que son nez et ses yeux étaient enflés. Il s’est demandé ce qu’il avait fait pour provoquer une rage pareille. Le bourreau Ahmed a laissé son frère sur le carrelage de la salle de bain pendant quinze jours. Il a gardé la porte fermée avec un cadenas dont il avait la seule clé. Chaque soir sa mère lui amenait une assiette de nourriture qu’elle mettait dans un coin. Au début Soufian a essayé de lui parler, mais elle n’a jamais répondu.
Un matin c’est Ahmed qui est venu. Soufian a du se laver. Il allait l’accompagner à l’école. La version officielle était que Soufain avait eu un accident de voiture. ‘Si tu oses raconter autre chose’, l’a-t-il menaçé, ‘je te casse le cou’.
Nanou (25 ans) est parti en Espagne, il a dit à sa mère qu’il allait chercher du boulot et elle a trouvé ça bien. Vas-y, gagne ton argent, mon fils, qu’elle a répondu, réalise tous tes rêves. Depuis, elle lui a rendu visite à Torremolinos. Ils sont partis manger, se promener à la plage et manger des glaces au coucher du soleil. Et quand maman est repartie contente, son fils a pu respirer.
Il y a encore des choses qu’elle ne sait pas. Si elle avait découvert que son enfant s’est marié à un homme, seulement pour avoir des papiers, elle aurait exigé qu’il rentre avec elle. Dans ses yeux, on est mieux illégal qu’à brader son honneur.
Pour être libre, Nabil (28 ans) a cherché un boulot à trois heures de route de sa ville natale. Et puis, il dit qu’il souffre d’insomnies quand il pense à la femme qui sera inévitablement la sienne. Une fois passé la trentaine, il sentira la pression familiale de tout son poids. “Si seulement il pouvait exister un médicament pour me guérir de l’homosexualité, je te jure, je n’hésiterais pas une seconde”.
Ce n’est pas de la faute de ses parents, explique-t-il, ce sont des gens ouverts, avec un esprit progressiste. Mais ils ne sont pas seuls au monde et ils doivent penser à la communauté. La nouvelle de son homosexualité les condamneraient, eux aussi, à l’exclusion sociale. Ils ne survivraient pas à cela.
Le père d’Abdou (37) lui disait qu’une jeune épouse de son pays natal le guérirait une fois pour toutes de ce péché de jeunesse si honteux, qu’il verrait bien. Mais est-ce que Abdou y a cru lui-même?
Quand Samia et Abdou, qui avaient été de grands amis pendant toute leur jeunesse, se sont revus après de longues années, Abdou a dit qu’il voulait divorcer, que la vie conjugale c’était l’enfer et qu’il s’était fait une chambre pour lui seul au grenier. Abdou a raconté aussi que son père l’avait menacé, qu’il lui avait craché dessus, qu’il l’avait maudit. Il y a une chose qu’il devait savoir, disait-il à son fils : il n’y aurait pas de divorce de son vivant et surtout tant que les enfants ne seraient pas adultes. Abdou en a tiré ses propres conclusions. Ivre mort, il s’est suicidé dans la baignoire.
Aux élections parlementaires de septembre 2007, Saâda (22 ans) a voté pour les islamistes du PJD. Pour un parti politique, donc, qui prône la lapidation pour les personnes qui ont son identité sexuelle, comme prévu par la charia pour les récidivistes.
Etrange, non? Il me regarde et dit que je n’ai rien compris. Pour lui l’islam n’est pas une moralité à la carte ni une fonction du cerveau, qu’on pourrait activer et désactiver selon les circonstances. Saâda dit qu’il vit en islam.
Aura-t-il alors une place au paradis ? Est-ce que la porte s’ouvre pour les homos? Il hurle qu’il a toujours été normal dans tous les sens, sauf pour cette chose-là, cette anomalie sexuelle qui le fait souffrir. C’est une maladie, une épreuve. Il jure qu’il surmontera cet obstacle. Avec la force que Dieu lui donnera. Il vivra dignement.
Ali (39 ans et journaliste) est incroyablement optimiste pour l’avenir. Il constate une évolution irréversible au sein de la société marocaine et acclame le déclin de la famille traditionnelle. Il chante la vie trépidante et le désir de performance, ne fût-ce que parce que, de la sorte, il ne reste plus de temps pour guetter l’autre et contrôler sa vie. Avant tout, c’est dans la nécessité économique que l’individualisation plonge ses racines, quelle que soit l’opposition des forces traditionnelles. “Rajoutes-y la mondialisation, l’ouverture qui naît de l’accès au monde, regardes internet et rends-toi compte de l’envergure de la communauté virtuelle qui s’y est constituée.”
“Nous manquons de courage pour casser le rapport presque mécanique que l’esprit musulman établit entre la croyance et le sexe ainsi qu’entre le sexe et le mariage. Il nous faut une révolution, une révolution qui ne verse pas de sang et qui vient du cœur. L’homme arabo-musulman reste dépourvu d’humanisme. Dieu est sa référence centrale et ultime. Personne ne lutte pour la liberté religieuse, l’athéisme est totalement inacceptable. Car en dehors de la religion il n’y a point de moralité. L’idée cartésienne de l’homme comme maître de son existence, le fondement de la modernité, doit encore naître au Maroc. Sans l’homme en tant que valeur et principe il n’y a pas de droits humains. Il n’y a que partage – de la famille, de la communauté et de Dieu. (Professeur Abdessamad Dialmy, sociologue et auteur de ‘Jeune, Sida et Islam au Maroc’)